Entretien
Mes films témoignent de ma vision du monde, de ma foi en l’humanité mais aussi de mon aversion pour l’oppression sous toutes ses formes, et de mon ardent désir de liberté
Depuis toute petite je vis par et avec le cinéma. Mon père était réalisateur, toute sa vie tournait autour du cinéma. Je me souviens avoir sauté sur les genoux de Chaplin dans sa maison de Vevey. J’allais sur les plateaux, j’étais fascinée. Mais je voyais aussi les moments d’angoisse, lorsque mon père galérait, doutait, l’énergie qu’il mettait pour mobiliser l’équipe. Je sentais que c’était un métier passionnant mais difficile.
Cette fascination pour les plateaux m’a conduit très vite à m’investir dans le cinéma à mon tour. Je suis devenue assistante et j’aimais cela : ça correspondait à mon tempérament, veiller sur tout, tout le temps. J’ai côtoyé de très grands réalisateurs auprès de qui j’ai appris le métier. Imaginez la chance d’approcher au plus près Kieslowski, Tavernier, Pierre Étaix, nouer de fortes relations avec Otar Iosseliani, Rithy Panh, Emmanuel Finkiel… Passer du temps avec eux, voyager avec eux… Leur approche et leurs méthodes très différentes m’ont apporté beaucoup.
Mais peu à peu, j’ai ressenti une sorte d’étouffement, l’impression d’un réel trop éloigné, que l’on prenait tant de soin à refabriquer. C’est là que j’ai eu envie de me tourner vers le documentaire, le réel sous une forme brute. Partir à la rencontre de l’autre, observer la vie et le monde. Le documentaire permet aussi d’autres rencontres avec des personnes que l’on n’aurait jamais rencontrées. Comme je suis plus portée sur la pratique que sur la théorie, assez naturellement, je me suis tournée vers les Ateliers Varan qui sont les seuls à proposer une formation de réalisation à partir de la fabrication d’un film de bout en bout. J’ai fait un film sur un groupe de fossoyeurs. Et d’autres projets m’ont poussé dans la foulée à enchaîner les films pour la télévision et me permettre de gagner ma vie. Puis j’ai eu envie d’aller plus loin dans l’intime, et je me suis dit que la fiction pouvait me le permettre.
Après plusieurs documentaires, j’ai voulu davantage explorer ce qui se passait dans le for intérieur des êtres auxquels je m’attachais. C’est comme ça que je me suis plongée dans Depuis qu’Otar est parti…, inspirée d’une histoire vraie que l’on m’avait racontée mais à laquelle j’ai intégré des choses de ma vie et des éléments que j’avais observé en Géorgie, en travaillant avec Iosseliani. J’ai trouvé une cohérence entre plein de choses et j’ai pris un plaisir immense à faire ce film. Je pense qu’il est porteur de ce plaisir, de cette passion pour tout ce que j’avais traversé.
Le plus souvent, ce sont des rencontres qui me donnent envie de raconter telle ou telle histoire. Je fonctionne beaucoup à l’instinct. Je me projette dans la vie de celles et ceux que je rencontre, leur force, leurs drames. J’ai un penchant naturel à m’attacher à celles et ceux qui surmontent la dureté de leurs vies. J’ai une attirance profonde et une grande admiration pour les combattants qui refusent la fatalité. Je pense à deux phrases qui m’accompagnent souvent : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront » de René Char, et « il faut avoir du chaos en soi pour mettre au monde une étoile qui danse » de Nietzsche. C’est avec ces mots dans un coin de la tête que je vais filmer « Babouillec », jeune femme autrice, artiste et autiste [Dernières nouvelles du Cosmos], mais je retrouve les mêmes ressorts quand je fais le portrait de Jane Campion ou Otar Iosseliani. Ce sont des artistes en lutte. Jane Campion, la Femme Cinéma, a imposé son talent dans un cinéma encore largement dominé par les hommes. Iosseliani a secoué les codes dans un univers (l’URSS) qui laissait si peu de place à la fantaisie. Ils combattent les démons de leur temps. Sans parler des drames intimes qui nous traversent nous font grandir et changent notre regard sur le monde. Regarder ces gens vivre, partager du temps avec eux, m’aide dans ma vie de tous les jours et surtout, conforte ma confiance dans l’humanité.
Je m’évertue à filmer mes « personnages » sous différents angles. Chacun se construit par son activité, dans son travail, mais également dans ses relations avec les autres, dans sa vie sociale, familiale, intime. J’essaie de donner par petites touches, avec douceur, un éclairage sur chacun de ces aspects. Qu’est-ce qu’on montre de soi, qu’est-ce que l’on tient à cacher et pourquoi. En situation de travail, on se pose moins de question, on est dans l’action et c’est souvent là que j’aime saisir des moments que je considère comme des moments de vérité.
Observer la vie de mon prochain et la livrer au regard des autres, cela induit une forte responsabilité. Bien entendu, j’ai mes propres convictions et elles s’expriment dans ce que je filme. Comme je le disais précédemment, je préfère moi aussi être dans l’action, je m’y accomplis davantage que dans le discours. Je pense (j’espère !) que mes films témoignent de ma vision du monde, de ma foi en l’humanité mais aussi de mon aversion pour l’oppression sous toutes ses formes, et de mon ardent désir de liberté. En tant que femme, que cinéaste, je tiens par-dessus tout à cette liberté. Et je me dis que c’est une forme de pensée politique. En tout cas, engagée.
Vous me demandez quel serait mon pire cauchemar ? Ce serait de perdre mes sens (j’aime tellement regarder, sentir, écouter, goûter et toucher), de perdre mon père (il est mort en 2014), de devoir m’exiler, de vivre la guerre, de m’échiner dans un travail sans saveur purement alimentaire, avoir un patron. Bref, tout ce qui pourrait restreindre ma liberté.